L’économie numérique et encore plus, le développement de technologies « intelligentes », nécessitent de grandes quantités de données. La collecte massive des traces d’activités en ligne des usagers par les grandes entreprises du web ne va pas sans poser problème, et des efforts importants de régulation (comme le RGPD en Europe) visent à l’encadrer et la contrôler. Mais en parallèle, se développe un marché du travail inédit pour des tâches visant à produire, annoter et améliorer des données (notamment personnelles) pour l’industrie numérique et l’intelligence artificielle. Ainsi, on peut se faire payer trois dollars pour se prendre en selfie, un peu plus si c’est en vidéo plutôt que statique, et jusqu’à quinze dollars pour mettre à disposition une centaine de photos de soi-même durant les cinq dernières années…
L’étendue internationale de ces marchés du travail de la donnée, avec l’intermédiation de plateformes numériques spécialisées, permet le recrutement de travailleurs et travailleuses dans des pays à faible coût de la main d’œuvre, où la protection des données personnelles est souvent moins stricte. En prenant appui sur une enquête de terrain originale, menée en 2018-19 en France et en 2020-22 en Espagne et en Amérique Latine, cette présentation dévoile les types d’activités que réalisent ces travailleurs et travailleuses invisibilisés, ainsi que leur organisation et leurs conditions de travail.
Ce marché de la donnée ne peut se comprendre qu’en relation avec les transformations du travail liées aux plateformes numériques, notamment en termes de précarisation, externalisation, délocalisation, et gouvernance algorithmique. Il apparaît de cette analyse que toute solution doit être duale – protégeant les travailleurs pour protéger, aussi, les usagers, et leurs informations personnelles.
Paola Tubaro
Paola Tubaro est directrice de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) sur le campus de Paris-Saclay. Spécialiste des réseaux sociaux et organisationnels, elle mène actuellement des recherches sur la place du travail humain dans les réseaux mondiaux de production de l’intelligence artificielle, sur les conditions sociales du travail sur plateforme dans les pays francophones et hispanophones, et sur les effets de la plateformisation sur des secteurs économiques « traditionnels ». Elle s’intéresse également aux méthodologies liées aux données et à l’éthique de la recherche. Membre élue de la European Academy of Sociology, elle copréside le groupe d’analyse des réseaux sociaux de la British Sociological Association (BSA-SNAG), et enseigne l’analyse des réseaux sociaux à l’ENS et à l’ENSAE en région parisienne.