Fleury Cynthia

La chronique philo de Cynthia Fleury. La psychiatrie sous tension

En tant que révélateur, la crise du Covid-19 a joué plusieurs rôles, notamment celui de mettre en exergue l’extrême pénurie du secteur psychiatrique. Alors que nous sortons des Assises de la psychiatrie (2021), Daniel Zagury, psychiatre des hôpitaux honoraire, a pris la plume dans Comment on massacre la psychiatrie française (Éditions de l’Observatoire, 2021), pour un constat sans nouveauté aucune, et cinglant. Depuis plusieurs décennies, la psychiatrie ne cesse d’augmenter l’empêchement de son exercice, par une administration de plus en plus bureaucratique, gestionnaire, à côté de la plaque, vindicative, contradictoire, le tout avec 1 200 postes non pourvus, pour 2,3 millions de citoyens français usagers de la psychiatrie. Une « quotidienneté du désastre » décrite par l’auteur ainsi : des unités d’hospitalisation saturées, un usage immodéré de la contention et de l’isolement, une augmentation des hospitalisations sous contrainte, des traitements indignes des patients, un effondrement de la qualité des soins, des gardes infernales, un personnel de plus en plus absent, ou en burn-out, une disparition totale de l’idéal de métier, des cadres infirmiers happés par la hiérarchie administrative, des erreurs médicales, une obligation d’évaluation permanente des services alourdissant la tâche. Au milieu, un chef de service sans pouvoir qui n’arrive plus à former un binôme salvateur avec son cadre infirmier supérieur. Petit détour par Bondy, un soir de week-end : service en ébullition et personnel médical et infirmier archi-manquant : une patiente en état d’excitation délirant de type maniaque, venant de faire un geste suicidaire, partie dans les chambres toucher les parties génitales des autres patients, dont celles d’un adolescent présentant un trouble du spectre de l’autisme, très angoissé, mobilisant une présence soignante importante, face à une famille très déstabilisée avec laquelle il est tout aussi compliqué d’interagir. À côté, un patient présentant un épisode délirant sur fond de personnalité psychopathique. Un autre, très angoissé, adhésif et persécuté ; un autre encore, adolescent de 19 ans, suite à un raptus suicidaire ; deux patients âgés, l’une de 91 ans, très hostile aux soins, désinhibition, poussées inquiétantes d’hypertension artérielle, et l’autre de 72 ans souffrant d’un syndrome frontal. C’est une spécificité de la psychiatrie : l’interaction complexe et parfois dangereuse entre les patients, ce qui nécessite des protocoles très vigilants. Qu’il est loin le temps des grands noms de la psychiatrie, Ey, Daumezon, Racamier, Deniker, Delay, Bonnafé, Lanteri-Laura, Tosquelles, Oury, Paumelle, Torrubia, Mignot, pour ne citer qu’eux. « Il faut réenchanter la psychiatrie », écrit Zagury. « À nier la réalité de sa pratique diversifiée, on l’a appauvrie, on l’a châtrée. On a précipité la fuite des talents. On a transformé cette discipline magnifique en une spécialité inférieure aux autres. » Les nouveaux Pinel et Esquirol doivent se réveiller.

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La chronique philo de Cynthia Fleury. Santé publique

À l’occasion des Semaines sociales de France, l’ancien président du Comité consultatif national d’éthique, Didier Sicard, a mis les pieds dans le plat du Covid-19, en déclarant qu’en France « la santé publique n’existe pas », celle-là même que Charles-­Edward Winslow avait définie en 1920 : « La santé publique est la science et l’art de prévenir les maladies, de prolonger la vie et de promouvoir la santé et l’efficacité physiques à travers les effets coordonnés de la communauté. » Il est vrai que, lorsqu’on ouvre le livre de Didier Fassin, les Mondes de la santé publique (Seuil, 2021), reprenant ses cours à la chaire annuelle de santé publique au Collège de France, au chapitre dédié à l’étude de la pandémie actuelle, les premières considérations renvoient à l’impréparation, certes relativement partagée dans le monde occidental, mais terriblement conséquente en France : absence de masques, de lits en réanimation, de ventilateurs, de blouses, de tests diagnostiques, sans parler de la rhétorique publique, passée du déni de la gravité jusqu’à devenir martiale, l’instrumentalisation des controverses scientifiques, l’envolée des thèses conspirationnistes, la pénurie de vaccins, le renforcement des inégalités et des vulnérabilités dû à l’approche indifférenciée du confinement, etc. Dans ses différents cours, Fassin propose une immersion anthropologique au cœur des scènes de la santé publique, qu’elles relèvent de la prison, des hôpitaux psychiatriques, des crises épidémiques, des scandales du saturnisme infantile, du renversement de la valence morale du traumatisme, etc. Le sociologue montre comment, derrière la « vérité du chiffre », les approches dites de santé publique peuvent varier de l’hygiénisme à l’épidémiologie, en passant par le tropicalisme ou le différentialisme, avec son avatar plus contemporain d’ethnopsychiatrie ; comment, d’un raisonnement diagnostique, elles basculent dans une rationalité probabiliste, de l’individu à la population, du curatif au préventif, du traitement des malades au traitement des équipements sanitaires ou sociaux. La santé publique témoigne de cette grande transmutation du regard et des méthodes d’analyse, avec ses modes de véridiction particuliers, préférant les notions de « seuil », « score », « R0 », à toute autre description de médecine clinique. « Pour en revenir à la distinction de Canguilhem, souligne Fassin, on voit que la santé publique doit faire avec, d’une part, l’objectivation sans subjectivité, c’est-à-dire le diagnostic dans la souffrance, la maladie sans les malades, d’autre part la subjectivité sans objectivation, c’est-à-dire la souffrance sans diagnostic, les malades sans maladie. » C’est sans doute pour éviter ce double écueil, terriblement déficitaire pour les individus et les sociétés, que Fassin plaide pour la démultiplication des approches des sciences humaines et sociales dans la santé publique afin de rendre ces objectivations plus fines et ces quantifications plus pertinentes.

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La chronique philo de Cynthia Fleury. L’histoire au présent

Le Covid-19 a heurté de plein fouet les dispositifs et méthodes d’enseignement et d’apprentissage, de la maternelle à l’université. Occasion rêvée pour reprendre l’impératif de refonder les valeurs et les protocoles qui organisent la vie de l’esprit scolaire, celui qui s’ouvre au monde. Le collège Catts Pressoir, à Port-au-Prince, en Haïti, avait été distingué il y a quelques années par le Re-imagine Learning Network de la Fondation Lego et d’Ashoka, parce qu’il proposait de structurer la transmission des savoirs autour d’une invitation au « défi » : les élèves choisissent un problème dans le monde qu’ils veulent ­solutionner et construisent avec leurs enseignants et leurs comparses des programmes d’action et de réflexion. Dernièrement, le « parlement des liens » se proposait aussi de fonctionner ainsi, en posant de grands défis à comprendre et à relever. Relions-nous ! La constitution des liens, l’An 1 (Les liens qui libèrent, 2021) propose la synthèse de ces réflexions-­engagements. Prenons les propositions de l’historienne Sophie Wahnich sur l’enseignement de l’histoire, sujet absolument déterminant dans la société actuelle subissant le woke, la cancel culture, ou autres débordements irrationnels voulant empêcher une fonction critique de s’exercer. « Réfléchir sur le sens de ces tentatives de rendre le passé contemporain, de le rouvrir, de le ressaisir en relation avec ­l’aujourd’hui, écrit Wahnich, l’ici et le maintenant, c’est une manière de comprendre qu’un certain mode de l’histoire ne vise pas la tranquillité, mais l’actualisation des oubliés. » Autrement dit, il n’est nullement question de nier les trous noirs de l’histoire, ni la nécessité de l’approfondir, voire de la déconstruire. Bien au contraire, l’historienne propose de refonder les programmes d’histoire « dans une visée d’approfondissement de l’expérience démocratique comme expérience sensible » afin qu’ils mettent en perspective « la profondeur ­historique des conflits qui affleurent au présent ». Une première partie du programme serait ainsi consacrée aux conflits non résolus dans le monde : rapport entre les sexes, entre les classes, rapports entre tel et tel pays, etc. Là, il s’agira de saisir ce qui fait obstacle à la résolution dudit conflit, quels sont les schèmes de répétition, ou encore de comprendre la notion d’anachronisme et de boucle du temps. Une deuxième partie traitera des conflits (apparemment) résolus, en prenant appui sur les traités, le droit international, comment distinguer le rapport de forces d’un rapport de droit, le tout en interdisciplinarité, notamment en convoquant l’approche philosophique. Enfin, une troisième partie étudiera des cas concrets, liés à la vie de l’établissement scolaire. Autre proposition, celle d’édifier une « monumentalité publique » (statuaire, musées, toponymie, fêtes civiques) visant à valoriser la conflictualité réglée. Sophie Wahnich ne craint ni « l’histoire sensible », ni les fantômes du passé. Elle les invite au contraire à la table d’écolier.

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La chronique philo de Cynthia Fleury. La part onirique des sociétés

C’est le retour de l’intime comme infra-politique. On le retrouve, d’une certaine manière, en France, avec la création de l’Institut Covid-19 Ad Memoriam, qui a notamment comme objet de recherche d’archiver les différents « récits » intimes et collectifs qui jalonnent cette « crise » que nous vivons. Tandis qu’à Londres le Museum of London vient de terminer sa collecte des rêves pour son projet « Guardians of Sleep », censé décrire l’inconscient collectif et individuel anglais et plus largement humain. L’archivage des rêves n’est nullement récent. Quantité d’expériences ont été faites par le passé, comme celle singulière et terrifiante de Charlotte Beradt, consacrée au rêve en régime totalitaire, sous le IIIe Reich. Dans l’Interprétation sociologique des rêves (la Découverte, 2021), Bernard Lahire poursuit son magnifique travail sur la part « onirique » des âmes et des sociétés, et commente ainsi Beradt : « Les rêves qu’elle a soigneusement recueillis auprès d’Allemands à partir de 1933 montrent comment la scène onirique est le théâtre de tous les sentiments de dépossession, de dépersonnalisation, d’humiliation, de consentement, de soumission ou de culpabilité, mais aussi de fascination ou d’attraction ressentis à l’égard des bourreaux, liés à la mise en place progressive d’un régime totalitaire. » Faire du rêve un objet des sciences sociales, ou comment expliquer les « mécanismes psychiques fondamentaux propres aux êtres historiques et langagiers que sont les êtres humains socialisés », tel est l’enjeu du sociologue qui traverse l’espace symbolique comme d’autres les terrains vagues. Lahire pose, à l’inverse de Freud, l’objet-rêve comme étant précisément délivré des formes multiples de censure, donnant à entendre ce qui travaille obscurément les individus. Bien que ne partageant qu’à moitié la thèse – la censure se déplaçant dans le rêve, et non ne disparaissant, et s’entremêlant aux débordements de l’angoisse et du désir, sans parler du fait qu’il y a le voile de la conscience et du langage au réveil –, il n’empêche que le travail ici proposé permet deux prouesses : d’une part, extraire le rêve d’une réalité strictement intime alors qu’elle est « intrinsèquement sociale », culturelle et généalogique ; d’autre part, extraire les sciences sociales d’un réflexe rationaliste trop commun qui assimile trop souvent les individus à leur supposée conscience réflexive. S’il existe une philosophie de la « liberté », c’est précisément celle qui a conscience des processus d’aliénation permanents qui sont les siens, des déterminismes psychiques et sociaux. « L’étude du rêve, écrit Lahire, est tout sauf un moyen de sortir du monde social, de ses régularités, de ses contraintes et de ses pesanteurs. Elle participe de la découverte des logiques par lesquelles les individus affrontent en permanence, en les exprimant, les problèmes qui sont les leurs, mais qui n’en viennent pas moins de l’extérieur. » Rien n’empêche néanmoins d’user des « opérations oniriques » (symbolisation, métaphorisation, condensation, substitution, etc.) pour arpenter les tentatives de libération.

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La chronique philo de Cynthia Fleury. Crise personnelle et nationale

Le début d’année s’ouvrait sur la radio publique France Culture par une série de reportages de Karine Le Loët, intitulée l’Effondrement et moi, consacrée aux traversées personnelles et publiques de cet épisode du Covid-19, et plus généralement à ces expériences d’effondrement, systémique, écologique et/ou psychique. Qu’est-ce qui se transforme chez les sujets et dans les sociétés, comment s’adapter aux bouleversements globaux ? Jared Diamond, qui a grandement contribué à la popularité du terme « effondrement », choisit un autre terme pour son nouvel opus d’avant la crise planétaire (2019) et signe, dans Bouleversement. Les nations face aux crises et au changement (Gallimard, 2020), une analyse afin de déterminer une douzaine de facteurs, issus de la résilience des crises personnelles et partiellement ou non transposés aux crises nationales. Selon l’auteur, il faut reconnaître qu’on traverse une crise, sortir donc du déni, obtenir de l’aide matérielle et émotionnelle de la part d’autres individus ou d’un groupe, s’inspirer des modèles que représentent d’autres personnes pour résoudre des problèmes, faire preuve de « la force du moi », procéder à une autoévaluation honnête, avoir l’expérience des crises personnelles antérieures, faire preuve de patience et de flexibilité, posséder des valeurs fondamentales individuelles et si possible bénéficier d’une situation où les contraintes personnelles sont moindres. Dans sa traduction politique, la douzaine de facteurs prend l’allure suivante : partir d’un consensus national sur le fait que son pays traverse une crise, reconnaître qu’il est de la responsabilité de la nation d’agir, construire une clôture afin de circonscrire les problèmes nationaux à résoudre, obtenir de l’aide matérielle et financière de la part d’autres nations, s’inspirer des modèles que représentent d’autres pays pour résoudre des problèmes, pratiquer l’autoévaluation honnête, avoir une expérience historique en matière de crises nationales antérieures, savoir faire face à l’échec national et faire preuve de flexibilité nationale en fonction des situations, posséder des valeurs nationales fondamentales, et enfin bénéficier d’absence de contraintes fortes géopolitiques. L’autre grand mot-clé de Diamond est celui de « changement sélectif », car, dans une crise, tout n’a pas à être modifié, bien au contraire : le discernement est donc essentiel pour traverser et dépasser la crise. Parmi les 216 nations existantes, Diamond en étudie 7 parce qu’elles sont liées à son histoire personnelle et qu’elles ont une valeur d’enseignement spécifique : la Finlande, le Japon, le Chili, l’Indonésie, l’Allemagne, l’Australie et les États-Unis. Et Diamond de conclure, dans un après-propos : « Il nous faut dès maintenant réfléchir au prochain virus. »

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La chronique philo de Cynthia Fleury. La langue frelatée

Avec la pandémie de Covid-19, nous assistons à des relents complotistes censés expliquer le phénomène, des dénonciations du « système » big pharmaceutique, qui ne sont pas sans nous rappeler les épisodes historiques où la langue et la pensée ont été extrêmement malmenées, jusqu’au dépérissement. Frédéric Joly revient sur l’un de ces moments et penseurs qui ont su décrypter et dénoncer cette Langue confisquée (Premier Parallèle, 2020), avec Lire Victor Klemperer aujourd’hui. Il était un philologue émérite, juif, de langue allemande, condamné au silence et au repli, alors que l’idéologie nazie commençait ses basses œuvres. En 1938, le Führer et ses hommes n’avaient de cesse de dénoncer le « système », la « juiverie » et tous ceux qui vivaient aux dépens de « l’unité naturelle du peuple », le « complot ». Klemperer a étudié comment la langue fut un des premiers terrains de contamination par la « pensée » nazie, et comment celle-ci se transforma en LTI, Lingua Tertii Imperii, jusqu’à nous faire douter que « la vérité est une fonction permanente du langage ». Cette langue du IIIe Reich opère « par reproduction, simplification, amplification, littéralisation, le tout cimenté par le collège. C’est un média de masse créé de toutes pièces à partir de ce que les nazis ont décidé de ne tenir pour rien : la langue » (Catherine Perret). Joly développe ces processus d’inversion sémantique typiques d’une dynamique de dénaturation de la langue pour n’en faire qu’un langage de fonctionnalité, pseudo-techniciste ou mécaniste : en effet, le nouveau langage aime « organiser », « réviser », « évaluer », « mettre en conformité ». Et l’écrit est effacé au profit de l’oral, avec une utilisation de la radio omnipotente, stimulant le primitif et l’émotionnel. « Dès 1932, rappelle l’auteur, Joseph Goebbels, le ministre de la Propagande de Hitler, avait relayé l’idée suivante du chef suprême : le chef d’État authentique, avait-il asséné, devait être un artiste dont la tâche consiste à donner forme à ce matériau brut que sont les masses. » Face à cette offensive sur la pensée et la langue, Klemperer a fait « comme si », pour préserver ce qui restait d’une possibilité de la pensée : « in lingua veritas » a été sa devise jusqu’au bout, pour rappeler qu’aucune idéologie ne pouvait détruire intrinsèquement le langage, qui a sa vie propre. Un « comme si » non pour fuir, mais pour tenir, comme pour se projeter par-delà le désastre à venir. Klemperer avait compris quel était le principe de base de la langue du IIIe Reich : « la mauvaise conscience » et son « triple accord : se défendre, se vanter, accuser. Jamais la moindre déclaration paisible ». Frédéric Joly a repris pour nous ces Journaux intimes (1933-1941), cette autobiographie de plusieurs milliers de pages, le ­ Curriculum Vitae, et bien sûr le LTI, véritable manuel pour déjouer tous les tours de dénaturation actuels. On l’en remercie vivement.

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La chronique philo de Cynthia Fleury. « La puissante fatigue »

La fatigue, c’est l’autre grand mot, qui revient sans cesse dans le discours privé et public, au sujet de cette deuxième vague, et qui pousse soignants et citoyens à dénoncer l’ampleur de cet état. « Extension du domaine de la fatigue », écrit Georges Vigarello dans son Histoire de la fatigue. Du Moyen Âge à nos jours (Seuil, 2020), qui parcourt les siècles en saisissant les manifestations de la fatigue, citant dans son introduction l’affirmation de Maupassant : « La puissante fatigue, enfin, le terrassa. Il s’endormit », ou comment la plus prosaïquement banale des insuffisances de l’homme demeure irréductible. Une des thèses du livre est d’ailleurs de poser qu’à la fatigue « née de la résistance des choses » s’ajoute « une fatigue née de la résistance de soi », ou comment le gain en autonomie a été inéluctablement un gain en fatigue, en pénibilité, stress et usure psychique. Pourtant, la fatigue moyenâgeuse était celle des corps alourdis par l’armure, les batailles, les voyages, les marches improbables. Puis, ce fut la fatigue plus nobiliaire, les arts militaires, mais surtout les nouvelles charges administratives, sans parler de la fatigue « rédemptrice » des hommes d’Église. La révolution industrielle passant, la fatigue ouvrière s’imposa, et la mondialisation actuelle fit advenir de nouveaux « épuisements », charge mentale et autres souffrances souvent invisibles mais délétères en termes de santé physique et mentale. « Degrés nouveaux, catégories nouvelles, écrit Vigarello, tentatives amorcées de chiffrage, l’univers de la fatigue change avec la modernité. Il devient plus observé, voire plus catégorisé. » Le confinement lié au Covid-19 a été une nouvelle configuration pour l’expansion de cette fatigue : temps et espaces sont devenus contraints, ou comment la fatigue de l’incertitude se conjugue à la fatigue de l’enfermement, trop d’horizon, pas assez d’horizon, et un sujet pris en étau entre ces deux phénomènes. La fatigue a été un grand thème pour la démocratie, tant celle-ci peut se définir comme projet politique luttant pour son allègement, en promettant du loisir, du repos, des congés, un temps de travail aménagé. Retrouvez ici toutes les chroniques de Cynthia Fleury. L’invention de l’ergonomie est directement liée à la reconnaissance politique et médicale de cet enjeu. La fatigue est devenue un « fait social total », qu’il s’agit d’étudier de façon interdisciplinaire. Ultime cause de la fatigue ? La quête identitaire ou la « mystique de la libération et de l’accomplissement » (Baudrillard). Rien d’autre, conclut Vigarello, que « le prolongement, sinon l’achèvement, de ce que les Lumières avaient amorcé, la découverte d’un moi plus autonome et dès lors constamment alerté par ses propres limites, interrogation d’autant plus systématique aujourd’hui que ce même moi s’est indéfiniment approfondi, creusé, complexifié, au point que son existence toujours plus affirmée s’accompagne d’une insuffisance elle-même toujours plus re ssentie ». Fatigant, ou le qualificatif le plus certain de l’avenir.

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La chronique philo de Cynthia Fleury. Le temps de l’effondrement ?

Nous étions, les sociétés occidentales, prises dans l’accélération et un présent anormalement étendu, mangeant son passé et son futur, tel un ogre, ou un Titan « Chronos », pour ne pas le nommer. Retrouvez ici toutes les chroniques de Cynthia Fleury. Et le Covid-19 est arrivé, déstabilisant encore plus le peu de temporalité qu’il nous restait, désynchronisant les espaces-temps des uns et des autres, étirant le présent jusqu’à la nausée, ne permettant plus la projection future, et de facto ne permettant plus l’installation heureuse dans le présent. Tout est désormais angoisse. Malgré tout, François Hartog, dans son Chronos. L’Occident aux prises avec le temps (Gallimard, 2020), réinterroge ce « présent indéductible (Paul Valéry) » à partir des conceptions grecques et chrétiennes du temps jusqu’à celles formulées dans l’anthropocène actuel. Que nous enseigne donc ce présentisme désormais « apocalyptique » ? L’effondrement signe-t-il la fin de l’Histoire ou, à l’inverse, son renouveau ? Pour comprendre le concept de temps, il faut manier différentes notions grecques : chronos (temps linéaire), aiôn (éternité), kairos (l’instant de l’événement, le temps opportun), krisis (le temps du jugement, le temps critique). Les notions chrétiennes sont également importantes pour nous aider à saisir les régimes d’historicité qui sont devenus les nôtres, après précisément avoir été ceux des temps chrétiens. Ces derniers ont en effet « négocié avec Chronos », inventé des « opérateurs temporels », pour ne rien céder sur l’essentiel (le kairos christique, notamment) mais néanmoins penser un régime terrestre : le couple chronos-kairos a été revisité derrière les grilles interprétatives suivantes : l’accommodatio (l’accommodation divine à la nature humaine), la translatio (la succession des empires), la renovatio (la renaissance) et la reformatio (la réforme dans tous les sens du terme). Dernier acte de la reformatio, selon Hartog, l’encyclique du pape François sur la sauvegarde de la maison commune, à visée écologique. Et l’auteur de poser la question suivante : « De la situation, la nôtre désormais, qui consiste à nous trouver à la fois dans le temps du monde et dans celui de l’anthropocène, qui se touchent, interfèrent, mais ne sauraient se mêler, vu les différences d’échelle qui les séparent, peut-on faire l’hypothèse d’un régime anthropocénique d’historicité. » Est-il seulement possible d’articuler le temps du monde et des hommes avec celui de la Terre ? Mettant ses pas dans ceux de Bruno Latour, Hartog considère que l’entrée dans l’anthropocène permet précisément aux hommes de retrouver le fil de l’histoire et surtout d’arriver à tenir ensemble ce qui n’est pour l’instant qu’expérience d’écartèlement entre différents temps incompatibles. « Il ne s’agit plus, écrit Hartog, seulement (…) d’articuler passé, présent et futur mais de prendre en compte des passés, des présents et des futurs, qui ont des portées différentes, divergentes, contradictoires même, mais qui forment (…) un écheveau de temporalités dont nous nous trouvons (…) partie prenante et aussi agissante. » Avec, comme issue, une nouvelle condition anthropologique. Les notions chrétiennes sont importantes pour nous aider à saisir les régimes d’historicité

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La chronique philo de Cynthia Fleury. L’air de rien

Avec ce confinement généralisé, ces arrêts de la vie économique, ces désynchronisations multiples, la vie ordinaire a-t-elle été bouleversée jusqu’à disparaître ou à l’inverse a-t-elle été extrêmement sollicitée, comme s’il ne restait plus que cela, vu que le « monde » nous a été confisqué ? Dans son opus la Vie ordinaire (Gallimard, 2020), Adèle Van Reeth ne formule rien sur la crise du Covid-19, l’inédit ayant eu lieu après sa dernière ligne écrite, et pourtant tout ce qui est écrit là rappelle à quel point la morsure de l’ordinaire est omniprésente, comme l’envers de tous les grands événements d’une vie. C’est un livre également sur la naissance, pas simplement la notion de commencement, sujet extrêmement traité dans l’histoire de la philosophie, mais la naissance, celle de la chair, celle du corps féminin, quasiment absent dudit répertoire. « La nouveauté est dans mon ventre », écrit Van Reeth, ou comment témoigner au monde de la théorie son lien, si ce n’est sa dette, à la matérialité inaugurale et matricielle. Qu’est-ce donc que cet ordinaire, dont on sait déjà qu’il est aux antipodes de l’émergence, typique des naissances ? Pourtant lui aussi est « rivé à mes intestins », et « pès(e) à l’intérieur de mon corps ». « Je me sens grosse d’ordinaire comme on incube une maladie. » En fait, la vie ordinaire nous traque, sans cesse, même dans les plus grands instants de transformation de soi et du monde, une sorte d’autre nom de la mort, mais sans son caractère magistral, un irréductible sans grâce. Non, même pas l’ombre, car elle est stylée, là c’est l’enlisement. « On voudrait courir aussi vite que les secondes, on croit courir par goût de la vie, mais quand les secondes pèsent une tonne et qu’on voudrait s’arrêter de courir, on se rend compte que c’est impossible, on ne courait pas par envie mais par nécessité d’oublier. » Alors que faire face à « l’apocalypse rampante » (H. Jonas) ? « Tuer l’ange du foyer. » Van Reeth met ses pas et ses pages dans le sillage de Woolf qui pose le meurtre de ce dernier comme le premier geste à faire pour toute femme désireuse d’écrire. L’Ange du foyer est « parfaitement altruiste », exclusivement femme, dédiée au domestique comme d’autres à l’avenir et à l’ailleurs. Là ce n’est même pas l’ici, mais l’ordinaire de l’ici, le rien mais qui prend toute la place, le rien qui gêne, qu’on gère pour qu’il n’entrave aucun tout des autres. Van Reeth a donc liquidé la « perfection ». Donner son corps, une fois, suffira pour toujours. Van Reeth devient Walden, non dans les bois, mais à Paris, au milieu des toits et des pavés, pour écrire sur cette vie que nous avons tous en commun et sur la naissance singulière de l’enfant à naître. Ultime bataille : après le combat contre l’ordinaire de la vie et de la naissance, il y a encore celui contre l’ordinaire de la mort. Cela arrive à tous, sans exception. Un immense souffle glacial qui n’étonne personne et enterre jusqu’aux vivants. Entre le fils et le père, la naissance de l’écriture pour faire face.

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