La chronique philo de Cynthia Fleury. La langue frelatée

Avec la pandémie de Covid-19, nous assistons à des relents complotistes censés expliquer le phénomène, des dénonciations du « système » big pharmaceutique, qui ne sont pas sans nous rappeler les épisodes historiques où la langue et la pensée ont été extrêmement malmenées, jusqu’au dépérissement. Frédéric Joly revient sur l’un de ces moments et penseurs qui ont su décrypter et dénoncer cette Langue confisquée (Premier Parallèle, 2020), avec Lire Victor Klemperer aujourd’hui. Il était un philologue émérite, juif, de langue allemande, condamné au silence et au repli, alors que l’idéologie nazie commençait ses basses œuvres. En 1938, le Führer et ses hommes n’avaient de cesse de dénoncer le « système », la « juiverie » et tous ceux qui vivaient aux dépens de « l’unité naturelle du peuple », le « complot ». Klemperer a étudié comment la langue fut un des premiers terrains de contamination par la « pensée » nazie, et comment celle-ci se transforma en LTI, Lingua Tertii Imperii, jusqu’à nous faire douter que « la vérité est une fonction permanente du langage ». Cette langue du IIIe Reich opère « par reproduction, simplification, amplification, littéralisation, le tout cimenté par le collège. C’est un média de masse créé de toutes pièces à partir de ce que les nazis ont décidé de ne tenir pour rien : la langue » (Catherine Perret). Joly développe ces processus d’inversion sémantique typiques d’une dynamique de dénaturation de la langue pour n’en faire qu’un langage de fonctionnalité, pseudo-techniciste ou mécaniste : en effet, le nouveau langage aime « organiser », « réviser », « évaluer », « mettre en conformité ». Et l’écrit est effacé au profit de l’oral, avec une utilisation de la radio omnipotente, stimulant le primitif et l’émotionnel. « Dès 1932, rappelle l’auteur, Joseph Goebbels, le ministre de la Propagande de Hitler, avait relayé l’idée suivante du chef suprême : le chef d’État authentique, avait-il asséné, devait être un artiste dont la tâche consiste à donner forme à ce matériau brut que sont les masses. » Face à cette offensive sur la pensée et la langue, Klemperer a fait « comme si », pour préserver ce qui restait d’une possibilité de la pensée : « in lingua veritas » a été sa devise jusqu’au bout, pour rappeler qu’aucune idéologie ne pouvait détruire intrinsèquement le langage, qui a sa vie propre. Un « comme si » non pour fuir, mais pour tenir, comme pour se projeter par-delà le désastre à venir. Klemperer avait compris quel était le principe de base de la langue du IIIe Reich : « la mauvaise conscience » et son « triple accord : se défendre, se vanter, accuser. Jamais la moindre déclaration paisible ». Frédéric Joly a repris pour nous ces Journaux intimes (1933-1941), cette autobiographie de plusieurs milliers de pages, le ­ Curriculum Vitae, et bien sûr le LTI, véritable manuel pour déjouer tous les tours de dénaturation actuels. On l’en remercie vivement.

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