Nous étions, les sociétés occidentales, prises dans l’accélération et un présent anormalement étendu, mangeant son passé et son futur, tel un ogre, ou un Titan « Chronos », pour ne pas le nommer. Retrouvez ici toutes les chroniques de Cynthia Fleury. Et le Covid-19 est arrivé, déstabilisant encore plus le peu de temporalité qu’il nous restait, désynchronisant les espaces-temps des uns et des autres, étirant le présent jusqu’à la nausée, ne permettant plus la projection future, et de facto ne permettant plus l’installation heureuse dans le présent. Tout est désormais angoisse. Malgré tout, François Hartog, dans son Chronos. L’Occident aux prises avec le temps (Gallimard, 2020), réinterroge ce « présent indéductible (Paul Valéry) » à partir des conceptions grecques et chrétiennes du temps jusqu’à celles formulées dans l’anthropocène actuel. Que nous enseigne donc ce présentisme désormais « apocalyptique » ? L’effondrement signe-t-il la fin de l’Histoire ou, à l’inverse, son renouveau ? Pour comprendre le concept de temps, il faut manier différentes notions grecques : chronos (temps linéaire), aiôn (éternité), kairos (l’instant de l’événement, le temps opportun), krisis (le temps du jugement, le temps critique). Les notions chrétiennes sont également importantes pour nous aider à saisir les régimes d’historicité qui sont devenus les nôtres, après précisément avoir été ceux des temps chrétiens. Ces derniers ont en effet « négocié avec Chronos », inventé des « opérateurs temporels », pour ne rien céder sur l’essentiel (le kairos christique, notamment) mais néanmoins penser un régime terrestre : le couple chronos-kairos a été revisité derrière les grilles interprétatives suivantes : l’accommodatio (l’accommodation divine à la nature humaine), la translatio (la succession des empires), la renovatio (la renaissance) et la reformatio (la réforme dans tous les sens du terme). Dernier acte de la reformatio, selon Hartog, l’encyclique du pape François sur la sauvegarde de la maison commune, à visée écologique. Et l’auteur de poser la question suivante : « De la situation, la nôtre désormais, qui consiste à nous trouver à la fois dans le temps du monde et dans celui de l’anthropocène, qui se touchent, interfèrent, mais ne sauraient se mêler, vu les différences d’échelle qui les séparent, peut-on faire l’hypothèse d’un régime anthropocénique d’historicité. » Est-il seulement possible d’articuler le temps du monde et des hommes avec celui de la Terre ? Mettant ses pas dans ceux de Bruno Latour, Hartog considère que l’entrée dans l’anthropocène permet précisément aux hommes de retrouver le fil de l’histoire et surtout d’arriver à tenir ensemble ce qui n’est pour l’instant qu’expérience d’écartèlement entre différents temps incompatibles. « Il ne s’agit plus, écrit Hartog, seulement (…) d’articuler passé, présent et futur mais de prendre en compte des passés, des présents et des futurs, qui ont des portées différentes, divergentes, contradictoires même, mais qui forment (…) un écheveau de temporalités dont nous nous trouvons (…) partie prenante et aussi agissante. » Avec, comme issue, une nouvelle condition anthropologique. Les notions chrétiennes sont importantes pour nous aider à saisir les régimes d’historicité