La fatigue, c’est l’autre grand mot, qui revient sans cesse dans le discours privé et public, au sujet de cette deuxième vague, et qui pousse soignants et citoyens à dénoncer l’ampleur de cet état. « Extension du domaine de la fatigue », écrit Georges Vigarello dans son Histoire de la fatigue. Du Moyen Âge à nos jours (Seuil, 2020), qui parcourt les siècles en saisissant les manifestations de la fatigue, citant dans son introduction l’affirmation de Maupassant : « La puissante fatigue, enfin, le terrassa. Il s’endormit », ou comment la plus prosaïquement banale des insuffisances de l’homme demeure irréductible. Une des thèses du livre est d’ailleurs de poser qu’à la fatigue « née de la résistance des choses » s’ajoute « une fatigue née de la résistance de soi », ou comment le gain en autonomie a été inéluctablement un gain en fatigue, en pénibilité, stress et usure psychique. Pourtant, la fatigue moyenâgeuse était celle des corps alourdis par l’armure, les batailles, les voyages, les marches improbables. Puis, ce fut la fatigue plus nobiliaire, les arts militaires, mais surtout les nouvelles charges administratives, sans parler de la fatigue « rédemptrice » des hommes d’Église. La révolution industrielle passant, la fatigue ouvrière s’imposa, et la mondialisation actuelle fit advenir de nouveaux « épuisements », charge mentale et autres souffrances souvent invisibles mais délétères en termes de santé physique et mentale. « Degrés nouveaux, catégories nouvelles, écrit Vigarello, tentatives amorcées de chiffrage, l’univers de la fatigue change avec la modernité. Il devient plus observé, voire plus catégorisé. » Le confinement lié au Covid-19 a été une nouvelle configuration pour l’expansion de cette fatigue : temps et espaces sont devenus contraints, ou comment la fatigue de l’incertitude se conjugue à la fatigue de l’enfermement, trop d’horizon, pas assez d’horizon, et un sujet pris en étau entre ces deux phénomènes. La fatigue a été un grand thème pour la démocratie, tant celle-ci peut se définir comme projet politique luttant pour son allègement, en promettant du loisir, du repos, des congés, un temps de travail aménagé. Retrouvez ici toutes les chroniques de Cynthia Fleury. L’invention de l’ergonomie est directement liée à la reconnaissance politique et médicale de cet enjeu. La fatigue est devenue un « fait social total », qu’il s’agit d’étudier de façon interdisciplinaire. Ultime cause de la fatigue ? La quête identitaire ou la « mystique de la libération et de l’accomplissement » (Baudrillard). Rien d’autre, conclut Vigarello, que « le prolongement, sinon l’achèvement, de ce que les Lumières avaient amorcé, la découverte d’un moi plus autonome et dès lors constamment alerté par ses propres limites, interrogation d’autant plus systématique aujourd’hui que ce même moi s’est indéfiniment approfondi, creusé, complexifié, au point que son existence toujours plus affirmée s’accompagne d’une insuffisance elle-même toujours plus re ssentie ». Fatigant, ou le qualificatif le plus certain de l’avenir.