La prochaine séance du séminaire Valeur, prix et politique, soutenu par la MSH paris-Saclay et organisé par Christian Bessy (IDHES ENS-Paris-Saclay), aura lieu jeudi 14 avril de 14h à 16h à à l’IDHES ENS-Paris-Saclay, 4 avenue des sciences, 91 190 Gif-sur-Yvette, salle 3E 34.
Présentation de :
Antonella Corsani (IDHES, Université de Paris Panthéon-Sorbonne)
La rémunération dans les zones grises des relations de travail
Pour certains auteurs, c’est la forme de la rémunération qui permet à elle seule de spécifier la figure du travailleur « non salarié » par rapport à la figure du salarié. Cependant, les critères de détermination de la rémunération sont multiples (tâche, qualification, résultats, temps…). Certains de ces critères font que la distinction entre la figure du salarié et la figure du non-salarié s’avère moins aisées. Ainsi, historiquement, la rémunération à la tâche rapprochait par bien des aspects le travailleur salarié au travailleur indépendant. Au 20ème siècle, le critère du temps devient la norme et marque la frontière entre travail salarié et travail non salarié. Mais avec la crise de la grande usine et de l’organisation taylorienne- fordiste du travail la diversité des formes de la rémunération réapparaît, dedans et dehors de l’entreprise, en brouillant la frontière entre travail salarié et travail non-salarié, en laissant ainsi apparaître une zone grise des relations de travail.
Dedans, c’est le développement des formes de rémunération déterminées sur la base des résultats et des performances des entreprises, dehors c’est une multiplicité de figures de la rémunération qui ressortent des processus d’externalisation et de plateformisation, mais aussi des dynamiques subjectives de fuite du travail salarié.
Parmi cette multitude de figures on approfondira en particulier celle de l’ « entrepreneur salarié », figure du travail spécifique de la Coopérative d’Activités et d’Emploi.
En tant que entrepreneur ce travailleur pas comme les autres doit déterminer le prix des services ou des biens qu’il offre. En tant que salarié, il doit s’affecter un salaire à partir du chiffre d’affaires réalisé par la vente des services ou des biens qu’il a produit. Le chiffre d’affaires étant au numérateur, le salaire minimum se trouve au dénominateur, il en résulte alors un volume de temps de travail, mais ce temps de travail (c’est-à-dire le temps de travail légal) n’est en aucun rapport avec le temps au travail, c’est à dire le temps que la personne passe à travailler.
Avec la loi 2014 qui a reconnue et inscrite dans le code du travail la coopérative d’activités et d’emploi et l’entrepreneur-salarié en tant qu’assimilé salarié, toute référence au temps disparaît. Il n’y a plus qu’à distribuer dans le temps le chiffre d’affaires sous forme de salaire. Chose que l’entrepreneur fera de manière calculatoire, en pesant les coûts et les bénéfices du point de vue fiscal et de la protection sociale. La figure de l’entrepreneur-salarié est donc intégrée dans le salariat sous la forme d’un individu « entrepreneur de soi » qui détermine à la fois le prix du produit de son travail et son salaire.
Présentation du séminaire :
Après une longue série de travaux sur la qualité des produits, l’Économie des conventions a entamé depuis quelques années une réflexion sur les formes de mise en valeur des choses ou des personnes. Il ne s’agit pas d’un simple raffinement théorique mais correspond aussi à une réflexion sur les changements politiques favorisant la marchandisation de certaines choses restées en dehors des échanges ou la montée des inégalités entre les êtres. On peut penser aux rémunérations versées aux superstars du football, aux grands patrons, aux traders ou, encore, aux cotes atteintes par des œuvres d’art dans les enchères publiques, témoignant d’une forme de disproportion sinon de sentiments d’injustice ou d’évaluation arbitraire (Steiner 2011).
La théorie économique a proposé des modèles pour expliquer ces « super prix » ou plus précisément le fait que les rémunérations et les probabilités de réussite augmentent plus que proportionnellement avec le talent et la compétence, en faisant référence à une ultra sensibilité de la demande sur un nombre limité d’individus (Rosen 1981) ou suivant une logique de « winner-takes-all » ou d’avantages cumulatifs. Si ces modèles ont profondément remis en cause le cœur traditionnel de la théorie économique des prix, la notion de « valeur » est le plus souvent réduite à celle de « prix ». Plus généralement, la théorie de la valeur sous-jacente à ces modèles considère la valeur des biens suivant leur utilité intrinsèque pour chacun et donc de façon préalable à l’échange (Orléan 2011).
De son côté l’approche sociologique, à la suite en particulier des travaux de Simmel, met non seulement l’accent sur le fait que c’est de l’échange que les objets tirent leur valeur et non l’inverse, mais aussi, ne dissocie pas « valeur » et « prix ». Si la mesure monétaire a tendance à aplanir les différences de valeur, un prix très élevé provoquent l’effet contraire et rendent l’entité convoitée moins interchangeable et donc plus singulière. C’est dans ce sens que L. Karpik (2007), dans son ouvrage sur l’économie des singularités, explique la disproportion des prix au sommet de la hiérarchie des valeurs. Cette disproportion rappelle que toute volonté de classement et de hiérarchie ordonne en fait des entités incommensurables.
L’objet du séminaire n’est pas seulement de s’intéresser à l’économie de la disproportion des prix mais, plus généralement, de renouer avec les « théories de la valeur » en s’intéressant à la pluralité des modes d’évaluation des biens, aux mécanismes de la formation des prix sur divers marchés et aux différentes significations qu’ils ont pour leurs participants (Vatin 2009, Beckert et Aspers 2011). Comme l’avance O. Velthuis (2007), dans son ouvrage sur le marché de l’art contemporain, les prix ont suffisamment de consistance pour être considérés comme des symboles, et assez flexibles pour donner prise à différentes significations. Il met l’accent sur les processus de construction sociale de la valeur des objets d’art en référence aux conventions en œuvre dans les mondes de l’art. La méthodologie utilisée rejoint de ce point de vue l’approche de l’Economie des conventions sur la pluralité des modes de valorisation (Eymard-Duvernay 1989) ou des mondes de production (Salais et Storper 1993).
Mais, la particularité de cette approche est de travailler très explicitement ces « ordres de grandeur » suivant différentes philosophies politiques et façons de fonder le « bien commun » (Boltanski et Thévenot, 1991). Cette insistance sur la construction politique de la valeur est à relier avec les travaux anthropologiques d’A. Appadurai (1986) qui explore les conditions par lesquelles les objets économiques circulent dans différents « régimes de valeur » suivant l’espace et le temps. C’est ce qu’il désigne aussi comme des « politiques de la valeur » à la base de la création du lien entre échange et valeur. Ce type d’approche conduit à l’examen des carrières des personnes et des objets, suivant la variété des espaces de circulation et de valorisation qu’ils traversent, et à faire l’histoire des catégories de personnes et de choses, avec en particulier les enjeux autour de la définition des frontières. Un accent particulier est mis sur le rôle des « intermédiaires de marché » dans la définition de ces catégories et dans la définition des « conventions de valeur » sur différents types de marché (Bessy et Chauvin 2013). Il s’agit également de contribuer à une anthropologie des façons dont les choses peuvent être structuralement différenciées et hiérarchisées en vue de l’obtention d’un échange profitable (Boltanski et Esquerre, 2017) ou à une ethnographie des agencements marchands renouvelée aujourd’hui avec l’émergence des plateformes numériques (Callon, 2017) ou avec des épisodes de crise sanitaire créant des situations de pénurie ou d’accaparement.
Le séminaire donne lieu à des présentations de chercheurs du laboratoire IDHES et d’invités extérieurs. Il est ouvert aux doctorants et aux étudiants de master.
Organisé par Christian Bessy (IDHES ENS-Paris-Saclay), bessy@idhe.ens-cachan.fr
Programme du Séminaire Valeur Prix Politique 2021-2022