Objectifs du projet
Françoise Héritier s’interrogeait quelque temps avant sa mort sur le moment historique que l’Occident vit depuis l’affaire Weinstein, un moment qui semble marquer une rupture de sensibilité sur la question du harcèlement sexuel et qui correspondrait à une libération de la parole des femmes devant les violences qu’elles subissent.
Pour établir la singularité de l’ère post-Weinstein, il apparaît cependant nécessaire de considérer le harcèlement sexuel comme un phénomène historique ayant connu des occurrences antérieures à la post-modernité, une position déjà défendue en 1994 par Carol Bacchi et Jim Jose, qui mettaient en garde contre la tendance à représenter le harcèlement sexuel comme une « découverte » des mouvements féministes actuels (Bacchi & Jose 263). Bacchi et Jose considéraient cette démarche comme « un piège téléologique » pouvant conduire à la négation des expériences des femmes des siècles passés. Cette tendance n’a pas entièrement disparu comme en témoigne la déclaration d’Alain Corbin dans un article de 2017 dans La Croix : « Le mot de harcèlement est très nouveau. Longtemps, la question ne se posait pas car les hommes et les femmes se croisaient peu, du moins dans les villes. Par exemple, jusqu’à la première partie du XIXe siècle, la femme honnête ne sortait pas seule dans la rue, où il n’y avait d’ailleurs pas de trottoir ».
Le projet AVISA vise donc à faire émerger d’autres périodes dans le passé au cours desquelles des femmes et des hommes ont subi, parfois dénoncé des comportements relevant du harcèlement sexuel et éventuellement lutté contre eux, de manière juridique ou symbolique. Sur la base des enseignements apportés par les nombreux travaux sur l’histoire des violences sexuelles, on ne pourra prétendre à une historicisation linéaire du harcèlement sexuel en Occident notamment dans la mesure où, comme pour les violences sexuelles, les sources s’annoncent rares, disparates et inégales selon les lieux et les siècles (D’Cruze 378-379). Cela ne signifie pas que le harcèlement sexuel n’est pas un fait social chronique constant et omniprésent (Bularzik 119) mais seulement que son histoire ne peut être écrite que de manière fragmentée et qu’elle doit dépasser le tabou scientifique du chiffre noir. Ce n’est pas parce que nous ne parviendrons pas à rendre compte de l’entièreté de la réalité historique en la matière que nous devons continuer de la passer sous silence. Et c’est la raison pour laquelle notre projet s’inscrit dans un premier temps dans l’histoire des représentations qui permet d’ouvrir le chantier de l’historicisation du harcèlement sexuel sur la longue période en mobilisant la littérature, l’histoire, le cinéma, les arts.
Le harcèlement sexuel est ici entendu, hors d’un cadre juridique précis en raison d’une recherche collective sur la longue période et dans plusieurs espaces géographiques, dans un cadre conceptuel qui englobe ses versions française, européenne et anglophone. Il renvoie au fait d’incommoder quelqu’un :
–   en tenant de manière répétée des propos à caractère sexuel ou des gestes à caractère sexuel (lorgnades, sifflements, cris, etc…)
–   en imposant des contacts physiques non désirés (baisers, attouchements, pincements, etc…) constituant une agression.
–   en faisant des avances sexuelles non désirées.
Le harcèlement sexuel peut précéder dans le temps et précède dans la hiérarchie des violences sexuelles la coercition sexuelle ou le viol. Il consiste en des micro-agressions assimilables selon la formule de Mary Bularzik à un « petit viol » puisqu’elles constituent une invasion de la personne par suggestion ou par intimidation en confrontant la victime, de manière plus ou moins frontale, à sa vulnérabilité (Bularzik 118). Le harcèlement sexuel est donc une forme de pression qui vise à déstabiliser une personne pour qu’elle cède et s’abandonne à l’acte sexuel. Il s’agit d’un outil d’emprise mentale qui annihile toute forme possible de consentement et dont l’invisibilité est nourrie par le soupçon récurrent de la fausseté de la résistance féminine.
Il s’agira dans un premier temps de reconstituer le lexique sous lequel ces agissements, marqueurs de la domination masculine, ont été signalés et dénoncés. Notre approche comparatiste, puisqu’elle sera menée par des chercheurs et chercheuses spécialistes de différents espaces géographiques, entend également étudier les spécificités nationales de ces phénomènes et les variantes culturelles notamment dans leurs justifications ou explications. Cela nous conduira parallèlement à nous interroger sur les éventuelles sanctions imposées aux auteurs de ces actes et à leur traitement judiciaire. Enfin, nous projetons de réaliser à partir de nos sources une topographie socio-historique recensant les lieux propices à ce phénomène social.
Bibliographie
Mary Bularzik, « Sexual Harassment at the workplace » in James Green (ed.), Workers’ Struggles, Past and Present: A « Radical America » Reader, Temple University Press, 1983, p. 117-136
Carol Bacchi et Jim Jose, « Historicising Sexual Harassment », Women’s History Review, 3.2, 1994, 263-270.
Alexis Buisson, « Harcèlement sexuel, des ressorts culturels », La Croix, Vendredi 10 novembre 2017, 2-3.
Shani D’Cruze, « Approaching the History of Rape and Sexual Violence : Notes towards Research », Women’s History Review, 1. 3, 377-397.