L'Humanité

La chronique philo de Cynthia Fleury. La psychiatrie sous tension

En tant que révélateur, la crise du Covid-19 a joué plusieurs rôles, notamment celui de mettre en exergue l’extrême pénurie du secteur psychiatrique. Alors que nous sortons des Assises de la psychiatrie (2021), Daniel Zagury, psychiatre des hôpitaux honoraire, a pris la plume dans Comment on massacre la psychiatrie française (Éditions de l’Observatoire, 2021), pour un constat sans nouveauté aucune, et cinglant. Depuis plusieurs décennies, la psychiatrie ne cesse d’augmenter l’empêchement de son exercice, par une administration de plus en plus bureaucratique, gestionnaire, à côté de la plaque, vindicative, contradictoire, le tout avec 1 200 postes non pourvus, pour 2,3 millions de citoyens français usagers de la psychiatrie. Une « quotidienneté du désastre » décrite par l’auteur ainsi : des unités d’hospitalisation saturées, un usage immodéré de la contention et de l’isolement, une augmentation des hospitalisations sous contrainte, des traitements indignes des patients, un effondrement de la qualité des soins, des gardes infernales, un personnel de plus en plus absent, ou en burn-out, une disparition totale de l’idéal de métier, des cadres infirmiers happés par la hiérarchie administrative, des erreurs médicales, une obligation d’évaluation permanente des services alourdissant la tâche. Au milieu, un chef de service sans pouvoir qui n’arrive plus à former un binôme salvateur avec son cadre infirmier supérieur. Petit détour par Bondy, un soir de week-end : service en ébullition et personnel médical et infirmier archi-manquant : une patiente en état d’excitation délirant de type maniaque, venant de faire un geste suicidaire, partie dans les chambres toucher les parties génitales des autres patients, dont celles d’un adolescent présentant un trouble du spectre de l’autisme, très angoissé, mobilisant une présence soignante importante, face à une famille très déstabilisée avec laquelle il est tout aussi compliqué d’interagir. À côté, un patient présentant un épisode délirant sur fond de personnalité psychopathique. Un autre, très angoissé, adhésif et persécuté ; un autre encore, adolescent de 19 ans, suite à un raptus suicidaire ; deux patients âgés, l’une de 91 ans, très hostile aux soins, désinhibition, poussées inquiétantes d’hypertension artérielle, et l’autre de 72 ans souffrant d’un syndrome frontal. C’est une spécificité de la psychiatrie : l’interaction complexe et parfois dangereuse entre les patients, ce qui nécessite des protocoles très vigilants. Qu’il est loin le temps des grands noms de la psychiatrie, Ey, Daumezon, Racamier, Deniker, Delay, Bonnafé, Lanteri-Laura, Tosquelles, Oury, Paumelle, Torrubia, Mignot, pour ne citer qu’eux. « Il faut réenchanter la psychiatrie », écrit Zagury. « À nier la réalité de sa pratique diversifiée, on l’a appauvrie, on l’a châtrée. On a précipité la fuite des talents. On a transformé cette discipline magnifique en une spécialité inférieure aux autres. » Les nouveaux Pinel et Esquirol doivent se réveiller.

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La chronique philo de Cynthia Fleury. Santé publique

À l’occasion des Semaines sociales de France, l’ancien président du Comité consultatif national d’éthique, Didier Sicard, a mis les pieds dans le plat du Covid-19, en déclarant qu’en France « la santé publique n’existe pas », celle-là même que Charles-­Edward Winslow avait définie en 1920 : « La santé publique est la science et l’art de prévenir les maladies, de prolonger la vie et de promouvoir la santé et l’efficacité physiques à travers les effets coordonnés de la communauté. » Il est vrai que, lorsqu’on ouvre le livre de Didier Fassin, les Mondes de la santé publique (Seuil, 2021), reprenant ses cours à la chaire annuelle de santé publique au Collège de France, au chapitre dédié à l’étude de la pandémie actuelle, les premières considérations renvoient à l’impréparation, certes relativement partagée dans le monde occidental, mais terriblement conséquente en France : absence de masques, de lits en réanimation, de ventilateurs, de blouses, de tests diagnostiques, sans parler de la rhétorique publique, passée du déni de la gravité jusqu’à devenir martiale, l’instrumentalisation des controverses scientifiques, l’envolée des thèses conspirationnistes, la pénurie de vaccins, le renforcement des inégalités et des vulnérabilités dû à l’approche indifférenciée du confinement, etc. Dans ses différents cours, Fassin propose une immersion anthropologique au cœur des scènes de la santé publique, qu’elles relèvent de la prison, des hôpitaux psychiatriques, des crises épidémiques, des scandales du saturnisme infantile, du renversement de la valence morale du traumatisme, etc. Le sociologue montre comment, derrière la « vérité du chiffre », les approches dites de santé publique peuvent varier de l’hygiénisme à l’épidémiologie, en passant par le tropicalisme ou le différentialisme, avec son avatar plus contemporain d’ethnopsychiatrie ; comment, d’un raisonnement diagnostique, elles basculent dans une rationalité probabiliste, de l’individu à la population, du curatif au préventif, du traitement des malades au traitement des équipements sanitaires ou sociaux. La santé publique témoigne de cette grande transmutation du regard et des méthodes d’analyse, avec ses modes de véridiction particuliers, préférant les notions de « seuil », « score », « R0 », à toute autre description de médecine clinique. « Pour en revenir à la distinction de Canguilhem, souligne Fassin, on voit que la santé publique doit faire avec, d’une part, l’objectivation sans subjectivité, c’est-à-dire le diagnostic dans la souffrance, la maladie sans les malades, d’autre part la subjectivité sans objectivation, c’est-à-dire la souffrance sans diagnostic, les malades sans maladie. » C’est sans doute pour éviter ce double écueil, terriblement déficitaire pour les individus et les sociétés, que Fassin plaide pour la démultiplication des approches des sciences humaines et sociales dans la santé publique afin de rendre ces objectivations plus fines et ces quantifications plus pertinentes.

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Covid-19. Projet de loi sanitaire : l’analyse de Serge Slama, professeur de droit public

Renforcement des restrictions, extension du passe sanitaire… Le nouveau projet de loi du gouvernement doit être examiné ce lundi par le Conseil d’État, puis en Conseil des ministres. Le professeur de droit public de l’université Grenoble-Alpes, Serge Slama, détaille les problématiques que posent le texte. Entretien.

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Ricardo Arcos-Palma : « La Colombie est une narcodémocratie adossée au paramilitarisme »

Professeur à l’Université nationale de Colombie, membre de l’Association syndicale des professeurs d’université (Aspu) et du Parti communiste colombien, le philosophe Ricardo Arcos-Palma analyse les leviers de la révolte sociale en cours et la généalogie d’une violence d’État déchaînée contre les plus humbles et les voix dissidentes. Entretien

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La chronique philo de Cynthia Fleury. L’histoire au présent

Le Covid-19 a heurté de plein fouet les dispositifs et méthodes d’enseignement et d’apprentissage, de la maternelle à l’université. Occasion rêvée pour reprendre l’impératif de refonder les valeurs et les protocoles qui organisent la vie de l’esprit scolaire, celui qui s’ouvre au monde. Le collège Catts Pressoir, à Port-au-Prince, en Haïti, avait été distingué il y a quelques années par le Re-imagine Learning Network de la Fondation Lego et d’Ashoka, parce qu’il proposait de structurer la transmission des savoirs autour d’une invitation au « défi » : les élèves choisissent un problème dans le monde qu’ils veulent ­solutionner et construisent avec leurs enseignants et leurs comparses des programmes d’action et de réflexion. Dernièrement, le « parlement des liens » se proposait aussi de fonctionner ainsi, en posant de grands défis à comprendre et à relever. Relions-nous ! La constitution des liens, l’An 1 (Les liens qui libèrent, 2021) propose la synthèse de ces réflexions-­engagements. Prenons les propositions de l’historienne Sophie Wahnich sur l’enseignement de l’histoire, sujet absolument déterminant dans la société actuelle subissant le woke, la cancel culture, ou autres débordements irrationnels voulant empêcher une fonction critique de s’exercer. « Réfléchir sur le sens de ces tentatives de rendre le passé contemporain, de le rouvrir, de le ressaisir en relation avec ­l’aujourd’hui, écrit Wahnich, l’ici et le maintenant, c’est une manière de comprendre qu’un certain mode de l’histoire ne vise pas la tranquillité, mais l’actualisation des oubliés. » Autrement dit, il n’est nullement question de nier les trous noirs de l’histoire, ni la nécessité de l’approfondir, voire de la déconstruire. Bien au contraire, l’historienne propose de refonder les programmes d’histoire « dans une visée d’approfondissement de l’expérience démocratique comme expérience sensible » afin qu’ils mettent en perspective « la profondeur ­historique des conflits qui affleurent au présent ». Une première partie du programme serait ainsi consacrée aux conflits non résolus dans le monde : rapport entre les sexes, entre les classes, rapports entre tel et tel pays, etc. Là, il s’agira de saisir ce qui fait obstacle à la résolution dudit conflit, quels sont les schèmes de répétition, ou encore de comprendre la notion d’anachronisme et de boucle du temps. Une deuxième partie traitera des conflits (apparemment) résolus, en prenant appui sur les traités, le droit international, comment distinguer le rapport de forces d’un rapport de droit, le tout en interdisciplinarité, notamment en convoquant l’approche philosophique. Enfin, une troisième partie étudiera des cas concrets, liés à la vie de l’établissement scolaire. Autre proposition, celle d’édifier une « monumentalité publique » (statuaire, musées, toponymie, fêtes civiques) visant à valoriser la conflictualité réglée. Sophie Wahnich ne craint ni « l’histoire sensible », ni les fantômes du passé. Elle les invite au contraire à la table d’écolier.

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