« Moi le premier » Fanny Vincent et Pierre-AndrĂ© Juven, sociologues La « crise » du Covid-19 que nous vivons jette une lumière crue sur l’arrogance avec laquelle les gouvernements successifs ont traitĂ© l’hĂ´pital public, son personnel et ses usager.e.s. Alors que, depuis un an, les soignant.e.s rĂ©clament davantage de moyens pour faire correctement leur travail, l’exĂ©cutif s’est obstinĂ© dans son refus de financer l’hĂ´pital Ă hauteur de ses besoins, prĂ©fĂ©rant une lecture organisationnelle des problèmes. ÉpuisĂ©.e.s des conditions dans lesquelles ils et elles doivent travailler, arrosĂ©.e.s de gaz lacrymogènes dans les manifestations, les soignant.e.s deviennent des hĂ©ros et des hĂ©roĂ¯nes mĂ©ritant dâ€™Ăªtre applaudi.e.s Ă dĂ©faut d’avoir Ă©tĂ© Ă©coutĂ©.e.s. « Mais ça, c’était avant », car le prĂ©sident de la RĂ©publique a fait amende honorable, en prĂ©cisant qu’il fallait savoir renoncer aux cages de fer idĂ©ologiques. « Moi le premier », a-t-il ajoutĂ©. On est donc en mesure d’attendre que les revendications des collectifs et syndicats mobilisĂ©s depuis un an soient appliquĂ©es. Car elles permettront de « sauver l’hĂ´pital public » : ouverture pĂ©renne de lits et embauche massive de fonctionnaires hospitalier.e.s, rĂ©munĂ©rĂ©.e.s correctement, pour « regagner le temps » et prendre soin. Face Ă une crise sanitaire, mais aussi sociale, Ă©conomique et politique, dont l’ampleur est encore difficilement mesurable, penser l’hĂ´pital pour le sauver implique de se doter d’une conception large de la santĂ© publique, de ses dĂ©terminants, de ce qui rend malade et engorge les hĂ´pitaux, ainsi que des moyens de prĂ©vention Ă dĂ©ployer. Dit autrement, c’est sortir d’une vision purement comptable et individualisante pour considĂ©rer la dimension collective et structurelle de ces Ă©vĂ©nements, dont l’étiquette de « crise imprĂ©visible » sert en rĂ©alitĂ© Ă dĂ©politiser les causes. Sauver l’hĂ´pital, c’est rĂ©tablir la responsabilitĂ© de l’État vis-Ă -vis de la santĂ© de chacun.e, et la nĂ©cessitĂ© d’un investissement public immĂ©diat, durable et direct (et non par le biais d’acteurs marchands) dans la santé : financer l’amont et l’aval de l’hĂ´pital en se dotant d’un service public de soins de proximitĂ© Ă©galitaire et financĂ© de manière socialisĂ©e en totalitĂ©, financer les soins de suite et les Ehpad, interroger collectivement les conditions de vie, d’accès aux services publics, de logement, d’alimentation, de travail, de transport… et les politiques nĂ©olibĂ©rales qui les sous-tendent, qui dĂ©gradent la santĂ©, ou plus largement la conditionnent. Cela implique enfin de repolitiser la santĂ© en donnant Ă la population un pouvoir d’agir sur les dĂ©cisions. Sauver l’hĂ´pital, c’est penser la cohĂ©sion sociale, c’est prĂ©server l’intĂ©rĂªt gĂ©nĂ©ral.  Les raisons de la colère Jean-Paul Domin, Ă©conomiste Depuis le dĂ©but des annĂ©es 1980, l’hĂ´pital public fait l’objet de rĂ©formes incessantes dont la pandĂ©mie du Covid-19 a mis en lumière les limites. Avant de dĂ©gager les issues Ă la crise en cours, il apparaĂ®t nĂ©cessaire d’en identifier les diverses causes. L’hĂ´pital est atteint d’une triple pathologie : l’intervention croissante de l’État, la mise en Å“uvre croissante de techniques de management issues du secteur privĂ© et le dĂ©veloppement d’un mode de financement pathogène. L’intervention de l’État est la première cause du mal hospitalier. Toutes les lois consacrĂ©es Ă l’hĂ´pital depuis 1958 se caractĂ©risent par la prise de pouvoir du directeur (reprĂ©sentant de l’État) sur les autres instances de concertation, et notamment le conseil d’administration. Un autre Ă©lĂ©ment participe Ă cette reprise en main : la mise en Å“uvre et le dĂ©veloppement d’une courroie de transmission, l’agence rĂ©gionale de santĂ©, entre le ministère de la SantĂ© et le directeur de l’établissement. La deuxième cause du malaise hospitalier repose sur la mise en Å“uvre et l’essor des techniques de management issues du secteur privĂ©. Leur objectif est de contrecarrer la soi-disant lourdeur bureaucratique des Ă©tablissements de soins par le dĂ©veloppement de mĂ©thodes de management censĂ©es responsabiliser les soignants. Enfin, la mise en place de la tarification Ă l’activitĂ© (T2A) participe Ă la dĂ©gradation du service public hospitalier. Elle favorise la sĂ©lection des malades, la sortie prĂ©maturĂ©e des patients, la spĂ©cialisation des Ă©tablissements sur certains crĂ©neaux de soins et l’intensification du travail des soignants. Que faire ? Trois solutions s’imposent. Il apparaĂ®t nĂ©cessaire, dans un premier temps, de revoir la gouvernance des Ă©tablissements, notamment en revalorisant le rĂ´le du conseil d’administration. L’organisation de celui-ci doit Ăªtre revue, notamment en donnant plus de poids aux reprĂ©sentants des personnels, mais aussi en l’élargissant Ă la population locale. Cette solution irait dans le sens d’un renforcement de la dĂ©libĂ©ration dĂ©mocratique dont l’hĂ´pital public a besoin. Le deuxième objectif est d’en finir dĂ©finitivement avec les mĂ©thodes de management et de redonner du sens au travail des soignants. Bon nombre d’enquĂªtes montrent aujourd’hui que le manque de temps pour effectuer leur travail gĂ©nère chez les soignants un sentiment de qualitĂ© empĂªchĂ©e qui entraĂ®ne un conflit de valeurs. Enfin, il devient, d’une part, urgent de rĂ©flĂ©chir Ă une alternative Ă la T2A, d’autre part, de relĂ¢cher la contrainte de l’Objectif national des dĂ©penses d’assurance-maladie (Ondam), votĂ© chaque annĂ©e par les parlementaires. Sur ce dernier point, comme pour les autres, c’est d’un renouveau dĂ©mocratique dont l’hĂ´pital a besoin.