On imagine souvent le monde du vin comme un ordre immuable en relation avec la nature, éventuellement parasité par quelques phénomènes de mode. L’idéalisation du terroir et de la tradition nous ferait presque oublier que les mondes du vin, comme ceux de l’art, sont multiples, intégrant une diversité d’acteurs et, surtout, qu’ils ont considérablement changé au fil des dernières décennies.
Point de commune mesure entre le viticulteur exploitant une poignée d’hectares en France ou en Italie et les producteurs industriels du Nouveau Monde. Point de commune mesure non plus, en apparence du moins, entre la viticulture des années soixante dont la recherche de productivité restait soumise aux aléas climatiques, et celle d’aujourd’hui adossée à une gestion rationalisée de la production, privilégiant des produits à forte valeur ajoutée, contrôlant avec précision la « qualité » des vins. Et par extension, point de commune mesure sous l’angle de la culture et du goût entre les vins que les générations précédentes buvaient, ceux que les marchés plébiscitent aujourd’hui et ceux dont la cote décollera demain.
Les mondes du vin ont vu se dessiner de nouvelles divisions du travail découlant de la redéfinition des modèles productifs, de la rationalisation de la production à la vigne et au chai, de la nécessité de s’adapter à des marchés évolutifs, nécessitant une maîtrise sans cesse accrue des facteurs économiques et environnementaux.
Une transformation des métiers sous l’angle des savoirs et des savoir-faire liés au traitement de la vigne et à la vinification en a découlé afin de parvenir à se moderniser sans perdre en qualité et de maîtriser les paramètres d’une production qui s’est fortement technicisée. Les diverses mouvances « bio », « biodynamique » ou « nature » illustrent cette mise en tension des mondes du vin, mais indiquent également que les vignerons se confrontent aux exigences de technicisation de leur métier et luttent pour ne pas être dépossédé de celui-ci.
L’ambition du colloque est de saisir, d’éclairer et d’analyser ces transformations sous l’angle de ceux qui les vivent, des mutations de leurs pratiques, de la redéfinition des territoires professionnels, des évolutions de leurs savoirs et de leurs périmètres d’activité…
Qui sont ceux qui aujourd’hui participent à la production du vin, considéré du point de vue matériel de l’élaboration du produit mais aussi symbolique, de sa valorisation, de sa commercialisation, de sa distribution ? Comment leurs métiers ont-ils évolué ? Assiste-t-on à l’apparition de nouvelles catégories d’acteurs, à la disparition et à l’effacement d’autres catégories ? Comment les métiers se différencient-ils du point de vue de leur morphologie sociale, des propriétés sociales de leurs membres, de leurs formes d’organisation et de représentation ? Quels mouvements peut-on observer dans les organisations professionnelles et les institutions d’encadrement de la filière vini-viticole ? Comment les professionnels font-ils face aux transformations de la consommation et à la pression de la concurrence internationale ?
Le parti-pris du colloque est de traiter ces questions en ordonnant la réflexion selon la logique même de la production. Si le cœur de cette dernière réside bien dans la transformation d’une matière première (le raisin) en boisson alcoolisée, les mondes du vin s’avèrent bien plus étendus. De très nombreux professionnels œuvrent en aval et en amont de la viticulture et de la viniculture ; ils s’intègrent à cet univers professionnel et complexifient sa texture. Des territoires professionnels mouvants se découpent et s’imbriquent ainsi à travers le monde des terroirs.
C’est à la construction d’une image d’ensemble de la filière comme lieu de coordination, de coopération et de concurrence entre des intervenants divers que sont invités les participants, les communications portant sur des métiers spécifiques étant appelées à se compléter comme les pièces d’une mosaïque. Cet élargissement du regard à l’ensemble de la filière se double d’une
ouverture aux espaces professionnels connexes : dans la mesure où nombre d’étapes, aussi bien techniques que commerciales, présentent des similitudes importantes avec celles du vin, on intégrera également les métiers de la production, de la vente, du conseil en matière de boissons alcoolisées.
Axe 1. En amont de la production : une offre diversifiée
Les vignerons et les responsables de domaines viticoles recourent à des prestataires très divers, répondant à leurs besoins en équipements et en produits : bouteilles, bouchons, étiquettes, etc. mais aussi produits phytosanitaires, levures exogènes, plans de vigne greffés, cuves, fûts, tonneaux, barriques, foudres, amphores, pressoirs, dispositifs de thermorégulation, outils agricoles divers et variés… A ces différentes catégories de produits correspondent des métiers qui se modèlent sur les évolutions de la demande, s’adaptent aux besoins de la production, s’initient aux techniques nouvelles. Ils font face aux transformations de la législation, aux mouvements des marchés, aux restructurations du champ économique (en particulier celui des coopératives et, selon les régions, du négoce) et aux injonctions environnementales.
Souvent, la fourniture de matériel s’associe à la prestation de conseil aux viticulteurs, comme dans le cas des commerciaux des grandes coopératives, ce qui ne va pas sans créer des tensions « déontologiques ». Certains métiers, comme celui de tonnelier, s’inscrivent dans des traditions ancestrales, d’autres se profilent à la faveur de spécialisations encore bourgeonnantes. Chacun d’eux constitue un maillon de la filière et fournit sa part d’intelligence productive collective qui se matérialise dans le produit final.
A ces fournisseurs, il faut encore ajouter des métiers plus récents relevant d’une offre de service. C’est ainsi que, dans les métiers de l’œnologie, la figure de l’œnologue-conseil s’est imposée. La généralisation du recours à ces consultants accompagne une transformation du métier de vigneron. Dépossédés d’une part croissante des connaissances nécessaires à la fabrication de vins, ces derniers doivent s’en remettre à ces experts afin d’ajuster leur production à des marchés évolutifs, de mieux maîtriser leurs coûts, de limiter les risques climatiques, d’offrir le maximum de garanties en matière de qualité et de régularité, etc.
Avec l’œnologue-conseil ou à côté de lui, ont pris place les métiers du marketing qui interviennent tant en amont dans la définition du produit qu’en aval dans sa commercialisation. Dans le cadre des Appellations d’origine protégée (AOP), leur champ d’action est délégué au niveau du syndicat viticole qui définit les marchés visés par le groupement de producteurs rassemblés sous l’appellation, mais leur travail peut être directement intégré à l’activité des grands domaines ou des structures coopératives. D’autres vignerons préfèrent cependant les logiques de commercialisation fondées sur la proximité sociale ou géographique, ou se fier à des réseaux dédiés, jouant de plus en plus des possibilités d’internet.
Axe 2. À la vigne et au chai : une division du travail à géométrie (très) variable.
L’activité viticole se déploie le long d’une gamme très étendue de situations, diversement inscrites dans le cadre de la pratique professionnelle. A l’un des extrêmes, elle se résume à la culture de quelques parcelles pour la consommation familiale et la vente de quelques hectolitres dans un réseau restreint, ce qui la différencie assez peu des petites exploitations précaires, qui ne suffisent guère à faire vivre leur propriétaire et qui ne durent que grâce à l’apport d’une source extérieure de revenus de l’exploitant ou de son conjoint. Entre la masse des cultivateurs anonymes qui vivotent bon an, mal an et la petite élite des prestigieux domaines, voire des capitalistes pour qui la vigne ne constitue qu’un investissement (très rentable 1 si l’on en juge par certaines opérations ayant eu lieu notamment dans la région bordelaise), la figure du vigneron s’incarne en des personnages très divers, dont il serait intéressant de rassembler des biographies, voire des généalogies et de confronter des typologies.
Peut-on, dès lors, parler au singulier du métier de vigneron ? Il convient en tous cas de distinguer des segments divers au sein de ce groupe professionnel, porteurs d’enjeux propres et de conceptions différenciées du métier, qui se trouvent aujourd’hui à la fois reflétées et reconfigurées par la réponse aux injonctions environnementales et les débats suscités par les divers modèles « bio ».
Quel professionnel peut aujourd’hui prétendre maîtriser de A à Z la production du vin qui suppose non seulement des connaissances de plus en plus poussées dans les domaines viticoles et vinicoles, mais aussi des compétences juridiques, économiques, commerciales ? Comment s’établit la division du travail dans les domaines ? À quelles variations est-elle sujette selon la taille de l’exploitation, le chiffre d’affaires, les régions, les modèles productifs ? Existe-t-il des îlots de la filière de production du vin et des alcools où le travail reste réglé – serait-ce au prix de quelques réinventions – selon les procédés traditionnels ?
Comment se fait la transmission de ce qui est à la fois un métier, une entreprise et un patrimoine familial ? Et comment l’institutionnalisation de la formation professionnelle aux métiers de la vigne et du vin a-t-elle contribué à rompre les phénomènes de transmission du savoir-faire, générations après générations ? Dans quelle mesure et de quelles manières les inégalités de genre continuent-elles à régir l’accession aux fonctions de chef d’exploitation et la division des tâches entre la gestion et le travail aux champs et au chai, entre les fonctions visibles et valorisées et le « sale boulot » ? Sous quelles formes et par quelles voies les femmes peuvent-elles s’investir dans des projets professionnels au sein de cette filière ? Sont-elles à l’origine de manières spécifiques de concevoir et de valoriser la production de vin ? Quels obstacles sont-elles amenées à rencontrer dans les réseaux et organisations professionnelles et de quelles ressources peuvent-elles disposer ?
L’existence de grosses structures (maison de négoce, coopérative, domaines de grande taille…) suppose une division du travail poussée, et souvent d’installations disposant d’outils de production performants, qui font intervenir des agents de maintenance, des techniciens, voire des ingénieurs œuvrant auprès des cavistes et des maîtres de chai. Comment se négocient les territoires d’intervention et la légitimité des savoirs, entre les connaissances scolaires et les acquis sédimentés par l’expérience ? Qu’en est-il aujourd’hui des « savoirs naturalistes populaires » des vignerons et de leur confrontation / hybridation avec les savoirs techniques et scientifiques, dérivés de l’œnologie ? Comment fonctionnent et s’articulent les marchés du travail et les carrières de ces divers intervenants ?
Les métiers modestes présentent autant d’intérêt scientifique que les professions prestigieuses. Suivant le conseil de Hughes, on s’intéressera aux métiers peu connus et reconnus de la filière, par exemple aux ouvriers ou « pilotes » des lignes d’embouteillage et de conditionnement, ou ces travailleurs périodiques que constituent les vendangeurs, dont la continuité des liens avec les exploitants-employeurs mérite d’être prise en compte, au-delà de la discontinuité apparente de l’activité.
Cette diversité et cette inégalité des acteurs en richesse, prestige et pouvoir, mais aussi simplement en visibilité se retrouve également dans les instances de représentation : quels sont les métiers, les segments, les organisations, qui accaparent les positions de pouvoir, l’exposition aux médias, l’usage de la parole, et qu’en est-il de ceux qui demeurent sans voix et sans image ?
Axe 3. En aval (… ou en amont ?) de la production : les métiers du marketing, de la vente, de la distribution…
Vendre du vin, mais aussi promouvoir le vin ne relève pas de tâches annexes ou secondaires. À partir des années 70, puis durant les années 80, les mondes du vin ont eux aussi connu une discrète révolution « post-fordienne » les contraignant à ajuster quantitativement et qualitativement la production aux marchés et à leurs variations.
Cette révolution explique bien des phénomènes tels que le développement des applications de l’œnologie à partir des années soixante-dix et celui de la « critique promotionnelle » dans les années quatre-vingt avec la multiplication des guides d’achat. La volonté de promouvoir collectivement les vins en raison du très grand nombre d’opérateurs et de leur impossibilité économique (et législative) d’agir à titre individuel en qualité d’annonceurs explique la publicité donnée aux classements et l’importance accordée aux jugements critiques des experts. Cette volonté de rapprocher le vin des consommateurs s’est également traduite par le développement de la communication événementielle (salons, foires, rencontres, etc.), mobilisant de nombreux acteurs, souvent en relation directe avec le monde de la critique. Des recherches, sur lesquelles il sera intéressant de revenir, ont développé l’étude de ces savoirs professionnels fondés sur le jugement de goût, et sur une articulation complexe de maîtrise des informations sensorielles et de capacités langagières.
Quelques métiers, peu visibles pour le grand public, tels que celui de directeur des achats, exercé par des sommeliers ou des œnologues dans le cadre de groupes de l’hôtellerie/restauration se joignent aux traditionnels agents commerciaux (directeur export, responsable des ventes CHR, responsable commercial GD, attaché commercial, chef des ventes, chargé communication et événements, etc), relais souvent méconnus jouant un véritable rôle de médiateurs et de promoteurs des produits sélectionnés. Quant au « marchand de vin » métamorphosé en « wine shop manager », caviste indépendant ou gérant de magasin franchisé, il a gardé sa place dans le paysage urbain, et parfois même renforcé sa présence à la faveur des mouvements de gentrification.
Générateur d’énormes flux financiers, le commerce du vin et des alcools donne lieu à des tractations entre autorités sanitaires nationales et européennes et représentants de la filière, où se glisse le travail discret des lobbyistes. Si l’histoire a pu léguer la figure de tel ou tel « député du vin » clairement avoué, on connaît moins bien le degré auquel nombre de professionnels de la politique, de l’administration publique, de la communication et des médias sont spécialisés dans les questions liés à ces produits ou dans les débats que suscite leur consommation au point de pouvoir être considérés comme faisant partie de la filière ou, pour le dire à la manière de Abbott, comme partie prenante de l’écologie professionnelle du vin, de la vigne et de l’alcool.
Conseils aux auteurs
Les propositions pourront venir des diverses disciplines des sciences humaines et sociales, et s’inscrire soit dans une approche monographique soit dans une perspective intégrant plusieurs
métiers, mais elles devront toujours aborder la vigne, le vin ou les alcools sous l’angle du métier, des savoirs et savoir-faire, des organisations professionnelles. En d’autres termes, un métier bien précis (ou plusieurs) doit toujours être au centre de la communication. Les études portant sur des contextes dépassant l’hexagone sont évidemment les bienvenues ainsi que les travaux comportant une dimension comparatiste.
Comme tout colloque scientifique, ces rencontres s’adressent d’abord aux chercheurs du monde académique, mais avec la volonté d’intéresser et d’associer à la réflexion les très nombreux professionnels de la filière vitivinicole qui cherchent à mieux comprendre les logiques à l’œuvre dans la transformation de leurs métiers.
Les propositions de contribution (entre 1000 et 1500 signes présentant clairement l’objet et l’angle d’analyse) sont à envoyer avant le 15 mars 2017 aux deux adresses suivantes :
charles.gadea@gmail.com & stephane.olivesi@uvsq.fr.
Le colloque aura lieu du 23 au 24 novembre 2017 dans le cadre de l’ISC CNRS.
Coordination scientifique
Charles Gadéa, Pr en Sociologie, IDHES – Université Paris X Nanterre.
Stéphane Olivesi, Pr en SIC, CHCSC – Université Versailles St-Quentin.
Conseil scientifique
Jean-Jacques Boutaud, Sciences de l’information et de la Communication, Université de Bourgogne
Frédérique Célérier, Géographie, Université Bordeaux 3
Philippe Chaudat, Ethnologie, Université Paris Descartes
Pierre-Marie Chauvin, Sociologie, Université Paris 4 Sorbonne
Marie-France Garcia-Parpet, Sociologie, INRA.
Françoise Hache-Bissette, Sciences de l’information et de la communication, Université Versailles Saint-Quentin
Xabier Itçaina, Sociologie, Science Po Bordeaux
Olivier Jacquet, Chaire UNESCO « Culture et Traditions du Vin », Université de Bourgogne
Michel Réjalot, Géographie, Université Bordeaux 3
Antoine Roger, Science politique, Science po Bordeaux
Denis Saillard, Histoire, Université Versailles Saint-Quentin
Françoise Sitnikoff, Sociologie, Université François-Rabelais – Tours
Geneviève Teil, Sociologie, INRA
Serge Wolikow, Histoire, Université de Bourgogne