C’est le retour de l’intime comme infra-politique. On le retrouve, d’une certaine manière, en France, avec la création de l’Institut Covid-19 Ad Memoriam, qui a notamment comme objet de recherche d’archiver les différents « récits » intimes et collectifs qui jalonnent cette « crise » que nous vivons. Tandis qu’à Londres le Museum of London vient de terminer sa collecte des rêves pour son projet « Guardians of Sleep », censé décrire l’inconscient collectif et individuel anglais et plus largement humain. L’archivage des rêves n’est nullement récent. Quantité d’expériences ont été faites par le passé, comme celle singulière et terrifiante de Charlotte Beradt, consacrée au rêve en régime totalitaire, sous le IIIe Reich. Dans l’Interprétation sociologique des rêves (la Découverte, 2021), Bernard Lahire poursuit son magnifique travail sur la part « onirique » des âmes et des sociétés, et commente ainsi Beradt : « Les rêves qu’elle a soigneusement recueillis auprès d’Allemands à partir de 1933 montrent comment la scène onirique est le théâtre de tous les sentiments de dépossession, de dépersonnalisation, d’humiliation, de consentement, de soumission ou de culpabilité, mais aussi de fascination ou d’attraction ressentis à l’égard des bourreaux, liés à la mise en place progressive d’un régime totalitaire. » Faire du rêve un objet des sciences sociales, ou comment expliquer les « mécanismes psychiques fondamentaux propres aux êtres historiques et langagiers que sont les êtres humains socialisés », tel est l’enjeu du sociologue qui traverse l’espace symbolique comme d’autres les terrains vagues. Lahire pose, à l’inverse de Freud, l’objet-rêve comme étant précisément délivré des formes multiples de censure, donnant à entendre ce qui travaille obscurément les individus. Bien que ne partageant qu’à moitié la thèse – la censure se déplaçant dans le rêve, et non ne disparaissant, et s’entremêlant aux débordements de l’angoisse et du désir, sans parler du fait qu’il y a le voile de la conscience et du langage au réveil –, il n’empêche que le travail ici proposé permet deux prouesses : d’une part, extraire le rêve d’une réalité strictement intime alors qu’elle est « intrinsèquement sociale », culturelle et généalogique ; d’autre part, extraire les sciences sociales d’un réflexe rationaliste trop commun qui assimile trop souvent les individus à leur supposée conscience réflexive. S’il existe une philosophie de la « liberté », c’est précisément celle qui a conscience des processus d’aliénation permanents qui sont les siens, des déterminismes psychiques et sociaux. « L’étude du rêve, écrit Lahire, est tout sauf un moyen de sortir du monde social, de ses régularités, de ses contraintes et de ses pesanteurs. Elle participe de la découverte des logiques par lesquelles les individus affrontent en permanence, en les exprimant, les problèmes qui sont les leurs, mais qui n’en viennent pas moins de l’extérieur. » Rien n’empêche néanmoins d’user des « opérations oniriques » (symbolisation, métaphorisation, condensation, substitution, etc.) pour arpenter les tentatives de libération.