Appel à contributions – Revue Terrains & Travaux – 15/11/2020

LA RAISON MODÉLISATRICE

Appel à contributions pour dossier thématique
Date de clôture (étendue) de l’appel : 15 novembre 2020
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Ce dossier thématique ambitionne d’étudier une forme de technologie ayant connu un essor majeur à partir du début du XXe siècle : la modélisation. Pensée au XIXe siècle comme une « mathématisation du réel », elle consistait à formaliser des phénomènes physiques ou sociaux afin de les rendre lisibles et prévisibles. Au croisement des savoirs et des sciences les plus pointus, du social, de l’économique et du politique, la modélisation a connu une expansion considérable depuis la Seconde Guerre mondiale et encore davantage à partir des années 1970. Elle se développe alors dans une grande diversité de secteurs : l’astrophysique, l’environnement, la guerre, la finance, la santé, la chimie, la démographie, la justice. Elle est la marque d’un régime de connaissance singulier et technicisé dépassant les seuls processus de quantification ou de catégorisation, car elle permet de traiter un grand nombre de données qu’elle organise selon un jeu d’hypothèses lui-même inscrit dans des théories pré-établies. Son pouvoir de simplification et sa capacité à mettre en scène des futurs possibles ont permis à la modélisation de devenir un instrument d’action publique, par exemple dans le domaine des politiques économiques, climatiques ou agricoles. En intégrant des objectifs à atteindre (croissance, limitation du réchauffement, production agricole) dans des scénarios qui préjugent de leur caractère réalisable et des chemins (pathways) pour y arriver, les modèles sont devenus des supports incontournables de la fabrique des politiques publiques. Ils sont particulièrement mobilisés comme des outils d’anticipation des futurs entre lesquels il s’agit alors d’arbitrer dans des contextes caractérisés par une forte incertitude – comme l’illustre la crise sanitaire du coronavirus. Les nouvelles capacités calculatoires et les « big data » viennent encore renforcer les possibilités de la modélisation, qui gagne de nouveaux objets et de nouveaux mondes sociaux, y compris les sciences sociales elles-mêmes.

Ce numéro propose de regrouper des travaux issus de différentes disciplines (sociologie, philosophie, histoire, démographie, géographie, anthropologie, humanités numériques, etc.) étudiant le développement de la modélisation dans une diversité de domaines et permettant de documenter les conditions (économiques, épistémiques, politiques) de son efficacité (coordination, gouvernementalité, performativité), mais aussi ses effets de cadrage et de sélection des problèmes. La modélisation a été étudiée comme un outil de « médiation » entre les données et la théorie scientifique, comme un intermédiaire entre la décision politique présente et les futurs qualifiés de souhaitables, et possède à ce titre une efficacité qu’il convient de continuer à explorer. Mais elle repose sur une forme de confinement, voire d’opacité, qui rend le plus souvent les savoirs qu’elle cristallise hermétiques à la controverse – même si certains modèles visent précisément la transparence, offrant des prises à la vérification, voire au débat. En effet modéliser n’est pas seulement calculer, c’est aussi définir les paramètres d’un problème, impliquer un cours des choses, des questionnements, des possibles et, a contrario, en invisibiliser d’autres. Sorte de « boîte noire », les modèles nécessitent des professionnel·le·s spécialisé·e·s pour les développer et les faire fonctionner ou organiser un débat autour des prospectives modélisées, autant de « mondes sociaux » qui restent encore à étudier dans bien des domaines. La modélisation a aussi son économie imbriquée, entre autres, dans celle des données.

Les contributions attendues devront documenter empiriquement les activités de modélisation et leurs effets sociaux : il s’agit à la fois de comprendre la prolifération d’une rationalité modélisatrice dans différents espaces, mais également d’en souligner les fragilités, et d’étudier les conflits qu’elle suscite et les usages différenciés qu’en font les acteur·rice·s. Les articles proposés pourront s’attacher à explorer particulièrement, mais non exclusivement, les axes de problématisation suivants, allant des espaces technoscientifiques de la confection des modèles aux espaces de controverses, en passant par les champs de la maintenance et des usages :

  1. La fabrique des modèles. Si les modèles eux-mêmes, ou certains de leurs résultats, ont vocation à circuler, il importe d’identifier les lieux où ils sont élaborés et les acteurs s’engageant dans leur production. Du champ académique à celui des entreprises et des cabinets de conseil en passant par des agences parapubliques et l’administration centrale, l’étude de la genèse des modèles permet de documenter les savoirs à partir desquels ils sont élaborés, les dynamiques professionnelles à l’œuvre dans leur confection, les motifs qui président à leur diffusion ou à leur confinement. On pourra ainsi notamment se demander dans quelle période, et quel contexte, émerge la nécessité de modéliser (et de prévoir par la modélisation), et documenter l’histoire de la modélisation pour un objet d’étude donné. Qui sont les modélisateur·rice·s, à quelles communautés professionnelles appartiennent-ils·elles, quelles tensions leurs interventions peuvent-elles engendrer dans les espaces au sein desquels ils·elles interviennent ?
  2. Définir les futurs et leurs valeurs. Supports de scénarios prospectifs, les modèles peuvent donner à voir, à « imaginer », ce qui est à venir, et proposent d’arbitrer entre ces différents futurs. Ils associent des considérations ontologiques (quelles entités et quelles dimensions d’un problème doivent être prises en compte ?), des hypothèses scientifiques chargées d’assurer la légitimité du résultat, un ensemble de paramètres et de données empiriques, et des projections normatives (quelles sont les actions à mettre en œuvre ?). En ouvrant la boîte noire de la modélisation, il est possible de comprendre comment les conventions opèrent, mais aussi comment certains modèles intègrent dans leurs calculs des visions du futur (scénarisation épidémiologique ou des catastrophes, etc.), et enfin les manières dont les savoirs économiques et financiers s’y greffent (calcul coûts-bénéfices, hypothèses sur l’offre et la demande). Une attention aux savoirs et au « design » technologique de ces modèles permettrait d’éclairer ces dynamiques de formation des futurs au présent, c’est-à-dire non en tant qu’ils seraient mécaniquement performatifs, mais en tant qu’ils donnent à voir un état actuel des savoirs et des cadrages dominants pour un problème donné.
  3. Un marché des modèles ? Les articles pourront également explorer les enjeux marchands liés aux modèles et aux infrastructures qui les soutiennent, au croisement des infrastructure studies, de la sociologie économique et des science and technology studies (STS). On pense ici aux questions liées aux big data et aux marchés de la production mais aussi du stockage, et aux questions de traitement et de circulation des données qui alimentent et rendent possibles les pratiques de modélisation. Comment les modèles fonctionnent-ils, sont-ils alimentés et entretenus ? Infrastructures plus ou moins complexes, ils nécessitent l’intervention de travailleur·euse·s souvent peu visibles qui peuvent aussi bien s’occuper de modifier certains paramètres de calcul, que nettoyer les bases de données qui leur permettent de tourner, ou encore entretenir les ordinateurs qui calculent. On pourra se demander ce que ce travail de maintenance révèle de la fragilité des modèles, et ce que les investissements que leur entretien suppose disent de la nature de ces outils. Les articles pourront aussi documenter ces questions sous l’angle de la sociologie du travail, entre hiérarchies professionnelles et « petites mains » des modèles. Enfin, les relations de concurrence entre modèles ou équipes modélisatrices, et leurs enjeux marchands et scientifiques, pourront être investigués dans cet axe.
  4. La critique des modèles. Enfin, nous invitons les contributions à développer une perspective qui nous semble sous-analysée, à savoir la manière dont la modélisation peut constituer un « piège », soit pour les professionnels qui les élaborent, soit pour ceux·celles qui les utilisent. Comme les modèles ont pour objet l’aide à la décision, leurs résultats circulent entre différentes arènes, ouvrant ainsi la possibilité de leur questionnement voire leur critique. Cet axe invite à interroger la spécificité des épreuves rencontrées par ces instruments : quelles sont les critiques dont les modèles font l’objet, et qu’est-ce que la modélisation fait à la critique ? Réclame-t-elle des registres, des preuves ou des arguments spécifiques des acteur·rice·s qui cherchent à la contester ? Nous faisons l’hypothèse que les épreuves rencontrées par les modèles engagent des disputes portant à la fois sur les savoirs et les formes de régulation politique de ce qui est modélisé. Nous encourageons enfin les contributions à documenter ce que le « big data» – qui permet une forme de « dé-théorisation » des modèles – implique en termes de possibilités de critique et de résistance.

Les articles, de 50 000 signes maximum (espaces, notes et bibliographie compris) et les notes critiques, de 30 000 signes maximum, doivent être accompagnés de 5 mots-clés et d’un résumé de 150 mots (en français et en anglais). Ils devront parvenir sous forme électronique aux coordinateur·rice·s du numéro avant le 15 octobre 2020 aux adresses suivantes :

  • Henri Boullier : h.boullier@gmail.com
  • Lise Cornilleau : lise.cornilleau@sciencespo.fr
  • Jean-Noël Jouzel : jeannoel.jouzel@sciencespo.fr
  • Pierre-André Juven : pierre-andre.juven@cnrs.fr

Les consignes relatives à la mise en forme des manuscrits sont consultables sur le site de la revue : http://tt.hypotheses.org/consignes-aux-contributeurs/mise-en-forme

terrains & travaux accueille par ailleurs des articles hors dossier thématique (50 000 signes maximum), qui doivent être envoyés à :

  • Vincent Arnaud-Chappe : vincent-arnaud.chappe@ehess.fr
  • Milena Jaksic : milena.jaksic@gmail.com
  • Élise Palomares : elise.palomares@univ-rouen.fr

Pour plus de détails, merci de consulter le site de la revue : http://tt.hypotheses.org

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